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Tout ça, c’est à cause de la cheville de Noémie. La donzelle se l’est tordue en faisant son jogging. Aussi sec, le rédac chef m’a appelé pour que je couvre à sa place la sortie AFJ à Kamakura, organisée tous les ans en coopération avec la Société Franco-Japonaise de Kamakura. Pas de rouspétance, Bob, je n’ai que toi sous la main, t’as intérêt à ne pas me décevoir. J’ai quitté mon nid douillet complètement décalqué, à une heure bien trop matinale pour un chroniqueur mondain, et me suis retrouvé, ce dimanche 30 novembre, dans un train bondé en route pour la presqu’île Miura et l’ancienne capitale du grand shogun Yoritomo. J’ai maudi Noémie et sa cheville pendant soixante-dix longues minutes.
Arrivé à la gare de Kamakura, le ciel était d’un bleu torride, et les organisateurs équipés de chouettes petits drapeaux tricolores et d’une énergie à couper au katana. Pas question de reculer : Bob allait devoir donner de sa personne.
Direction, le temple de Kuzuharaoka. Nous avons longé une voie de chemin de fer bordée de broussaille, tournicoté dans les ruelles, grimpé vers un cimetière étalé dans la verdure. Les feuillages d’automne donnaient tout ce qu’ils avaient. J’ai commencé à me détendre. Yamazaki-san, représentant local de l'AFJ et notre guide pour la journée, nous a expliqué que l’épouse du shogun Yoritomo dormait là depuis le 12ème siècle. En découvrant sa tombe nichée dans une petite grotte, je n’ai pas pu m’empêcher de l’imaginer: Peau d’opale, chevelure d’encre, bouche de soie. Nous avons crapahuté dans la forêt, croisé la sépulture d’un architecte décapité pour s’être un peu trompé dans ses plans, et sommes tombés nez à nez avec le shogun. Visage juvénile, air décidé, le chef du clan Genji me fixait de ses yeux de pierre, et j’avais presque l’impression qu’en faisant un effort je pourrais l’interviewer. Yoritomo avait tout de même réussi à faire d’un village pépère une cité prospère d’un million d’habitants.
Nous avons repris le sentier. Au détour d’une corniche, le Pacifique. Et une vue stupéfiante sur la jolie ville de Zushi et la péninsule d’Ajama blanchies par le soleil. Après cet éblouissement, la rando a glissé sur du velours. J’étais accompagné par les fantômes bienveillants du shogun et de sa belle; par l’intermédiaire de la voix de Yamazaki-san, ils me racontaient leurs rêves de grandeur et leurs déceptions. La destruction de la ville par l’impétueux Yoshisada, en 1333, et la fin de l’ère Kamakura. La reconstruction. Les guerres civiles, et de nouveaux tourments. Qui aurait pu penser qu’un paysage aussi paisible avait abrité tant de fureur ?
Celle de la nature n’a rien à envier à celle des hommes; je l’ai bien compris en découvrant le grand bouddha de Kamakura. En 1238, sa statue de bois a été emportée par la tempête. En 1252, un tsunami a eu raison du pavillon qui protégeait sa version en bronze. Depuis, Kotokuin Daibustu n’a plus de toit, mais résiste aux éléments avec sérénité. Onze mètres trente de haut, cent vingt tonnes de beauté pure, son visage recueilli et mystérieux donne le frisson.
Ensuite, cap sur le pays du plaisir. C’est ce que signifie Gokurakuji, joli temple bordé de bambous et premier hospice du Japon, bâti par le créateur de la sécurité sociale japonaise. Rien de moins. Il était temps de descendre vers le rivage. Les dieux commençaient à nous trouver très sympathiques. Ils ont fait coulisser les nuages et nous ont offert le mont Fuji dans toute sa splendeur. Les surfeurs attendaient la vague idéale, de mon côté, je n’attendais plus rien. J’avais atteint un état de décontraction totale, tourné vers les lames d’argent du Pacifique et les contours de l’île d’Enoshima, notre prochaine étape. Un tortillard nous a déposés devant un long pont blanc. Nous l’avons longé paisiblement sous le soleil déclinant. Vue impeccable sur la marina, la côte rocheuse et la géométrie parfaite de Fuji-san.
À quatre heures trente, nous étions installés dans un restaurant ouvert sur la mer. Le soleil se couchait en nous offrant des langues de tulle grisées s’étirant dans des langueurs orange, puis des traînées mauves. J’avais déjà vu nettement plus moche comme crépuscule. C’était l’heure du goûter. Nous avons opté pour du sashimi frais comme une promesse d’enfant et de la bière à la pression au moelleux col de mousse.
Une fois la nuit tombée, les lanternes traçaient le chemin vers la gare. La côte était illuminée comme un Las Vegas puissance dix. J’ai repris le train pour Shinagawa dans un état de quasi-béatitude. Mon portable a sonné aux abords de Yokohama. C’était mon rédac chef. Réveillé comme jamais.
- Alors Bob, ça avance ton papier ?
- Bouddha est dans tout et réciproquement, patron.
J’ai fait mine de plus avoir de réseau avant d’interrompre la communication, et suis rentré chez moi très décontracté. J’avais un message sur mon répondeur. Noémie était désolée de « m’avoir imposé cette corvée, et un dimanche en plus ». J’ai souri et allumé mon ordinateur. Le shogun et sa belle m’ont soufflé mon texte.
Texte : Bob Riviera
Photos : Daphne Haour, Frank Sylvain, Stéphane Pujol